Mundus Imaginalis – Les puissantees intuitions de H. Corbin sur l’islam spirituel iranien

« C’est pourquoi Steiner lui-même accorde dans ses Drames-Mystères beaucoup plus d’importance aux images—censées agir directement sur l’âme du spectateur—qu’à des concepts abstraits et froids qui ne s’adresseraient qu’à son intellect. Les images appartiennent en effet au monde de l’âme, à ce monde intermédiaire par excellence, situé entre le monde sen-sible (ou matériel) et le monde intelligible (ou spirituel), à cet universqu’Henry Corbin a si bien appelé le “mundus imaginalis”, ou “monde Imaginal”
, et qui est le levier essentiel de l’artiste pour configurer le monde spirituel, pour lui donner forme. »

Le monde imaginal et la fonction theophanique : des ressources pour renouveler notre temps

Il établit avec clarté que c’est à partir de la façon novatrice dont Heidegger conçoit la philosophie (comme interprétation des structures constitutives de l’existence, comme  » être-dans-le-monde  » permettant de ressaisir un rapport authentique à la temporalité)

 

Ce monde de l’Imaginal est un intermédiaire entre le monde des idées et le monde sensible, et pour être plus exact, il est ce qui rend possible le passage de l’un à l’autre.

Par cette faculté de l’imagination, nous avons accès à une temporalité tout à fait spécifique, qui va d’une sorte de préhistoire par laquelle l’âme connaît sa descente dans le monde à une posthistoire, par laquelle l’âme connaît ce qu’il adviendra d’elle d’un point de vue eschatologique.

Très schématiquement, on pourrait dire que  » si le Verbe en inspirant l’âme des prophètes a effectué une sorte de descente dans le cœur du prophète, sa lecture ésotérique sera le chemin inverse de sa descente, elle sera un ta’wîl, c’est-à-dire la reconduite du sens apparent au sens ésotérique  »

il s’agit d’une lecture personnelle grâce à laquelle on vit une sorte de conversion intérieure

Le second itinéraire est appelé  » de la métaphysique des essences à la théosophie de la Présence « . Dans cette voie, il s’agit de passer des essences qui caractérisent l’ensemble de l’étant à la présence de l’acte d’être comme témoignage. C’est une réflexion à l’inflexion ontologique.

Sa théosophie donne l’image du savoir comme un arbre généalogique de la sagesse, dont un versant est représenté par les sages orientaux et l’autre par les sages occidentaux : tous sont  » gardiens du logos « . La synthèse opérée par Sohrawardî accorde une grande place à Zarathoustra (représentant du fond de sagesse iranien), comme à des maîtres du soufisme, ainsi qu’à Empédocle, Pythagore et Platon, qui sont des maillons de cette sagesse et qui ont pour successeurs les Pythagoriciens en Islam.

Il apparaît, en conclusion, que les deux façons orientale (au sens de Sohrawardî, c’est-à-dire prophétique ou encore illuminative, car l’Orient est défini comme le lieu d’où vient la lumière)) et occidentale (philosophique) sont inspirées par la même intelligence sainte, le même  » Ange-Esprit qui est à la fois l’ange de la Connaissance et l’ange de la Révélation « .

D’ailleurs pour Sohrawardî, non seulement prophétie et philosophie sont compatibles, mais qui plus est, elles sont complémentaires chez le vrai sage qui doit posséder à la fois la connaissance spéculative et l’expérience mystique (p.195).

A partir de cette pensée, Corbin analyse celle de Mollâ Sadrâ, qui prolonge en le modifiant le lien entre philosophie et voie d’accès à une connaissance intérieure par l’intelligence. Pour Sadrâ,  » l’homme ne parvient à la perfection du monde imaginal et du monde intelligible que dans la mesure où il s’élève (…) ontologiquement au niveau de présence qui lui correspond.  » (p.220-221). Qu’est-ce que cela veut dire ?

Pour schématiser la pensée de Sadrâ, on pourrait dire que l’homme connaît par son âme et que plus il connaît de choses intelligibles, plus il progresse en se métamorphosant, c’est-à-dire plus il se libère d’une situation ontologique dans laquelle il ne pouvait pas avoir accès à lui-même dans le monde imaginal.

Autrement dit, au terme d’un processus de métamorphoses successives par lequel l’âme humaine se libère progressivement, cette dernière parvient à s’unifier dans un acte d’intellection avec l’Intelligence agente, médiation entre Dieu et l’homme. C’est par cette voie qui met en jeu la capacité humaine d’intelligence que l’homme philosophe peut parvenir à une conversion intérieure lui permettant de connaître qui il est et d’avoir un regard juste et clair sur le monde, en s’unifiant à l’Intelligence agente, qui a une fonction théophanique.

Le troisième itinéraire est baptisé  » de l’exposé doctrinal aux récits visionnaires « .

à partir du récit initiatique qui est passé et que j’interprète, en particulier grâce à mon imagination (comme Imagination agente évidemment), il se passe quelque chose de réel et d’actuel en mon âme qui transforme cette expérience en événement. En fait, par les récits et leur interprétation, je parviens à une vraie découverte existentielle pourrait-on dire de mon âme.

Corbin distingue trois niveaux de compréhension.

Le premier, superficiel, correspond à une compréhension littérale, factuelle, de l’objet du récit.

Le deuxième niveau correspond à une compréhension conceptuelle du récit, mais qui reste extérieure à ma vie, que je ne m’approprie pas complètement de façon existentielle ; en quelque sorte, je comprends à partir du récit un message conceptuel, c’est un peu le modèle par lequel je comprends une allégorie . .

Le troisième et véritable niveau de compréhension, c’est le niveau par lequel le lecteur lisant le récit prend conscience que l’événement raconté lui arrive réellement, il le fait sien. Cela correspond à une expérience mystique personnelle liée à une métamorphose de l’âme. Cette transformation a bien sûr lieu dans le monde imaginal, qui apparaît encore une fois comme le lieu propre et nécessaire à toute conversion intérieure et spirituelle. L’épopée héroïque devient ainsi une épopée mystique.

L’ange apparaît, dans les récits initiatiques de Sohrawardî, sous l’aspect d’un guide sage, doté d’une jeunesse éternelle. C’est grâce à cet Ange-guide, à cet Ange-initiateur rencontré au cours des récits, que l’âme peut s’éveiller pleinement à elle-même et parvenir à s’individuer, s’individualiser véritablement.

Le quatrième chemin est dénommé  » de l’amour humain à l’amour divin « .

L’aimé apparaît finalement comme le miroir dans lequel l’Aimant, celui qui aime d’un amour véritable, contemple sa propre image, celle de celui qu’il peut être en prenant conscience de celui qu’il est. Il s’individue par ce geste.

La figure du guide intérieur qui conduit à la conversion est polymorphe, mais a à voir essentiellement avec l’Ange.

On pourrait dire qu’elle constitue l’un des centres de son travail. Elle a une importance fondamentale. Elle est, d’après lui, la médiation nécessaire, dans toutes les religions monothéistes, entre Dieu et l’homme sous peine de tomber dans une alternative aporétique. Sans elle, sans cette fonction théophanique (c’est-à-dire qui montre Dieu) jouée par l’Ange ou l’un de ses substituts dans les quatre itinéraires, on est contraint soit de sombrer dans un monothéisme abstrait (dans lequel on ne parvient pas à savoir ce qui relie la perfection divine et la nature humaine et leur permet de communiquer), soit dans une forme d’idolâtrie, dans laquelle on croit reconnaître du divin dans du créé ou de l’humain   .

Comme Heidegger, Husserl ou l’école de Francfort, Corbin montre l’appauvrissement contemporain de l’esprit ou de la pensée (à cause d’une raison qui n’est plus qu’un instrument tant elle a perdu le lien avec son origine) et comme eux il redécouvre quelque chose à propos duquel il faut relancer des investigations. Ce vers quoi il veut proposer des recherches, c’est l’Islam spirituel. Et avec ce programme de réflexion, ce qu’il veut mettre en évidence, c’est la possibilité d’un changement de perspective, un changement du  » mode de perception  » (p.371).

 

Note : relier à l’anthroposophie. Fonction theophanique de l’Ange = action directrice du Moi spirituel, agenceur de synchronicité, foetus en l’âme de l’Esprit lucide que nous devenons

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